08.07.2019 – Misc
Oedipe, Notre contemporain ?
Un entretien de martine millon avec jean-pierre vernant
Qu’est-ce que la tragédie ? Que voulaient les Grecs et leur tragédie ? Martine Millon (metteur en scène) invite Jean-Pierre Vernant à situer la pensée grecque à l’égard de notre condition contemporaine. Dans cette première partie de l’entretien de 1978, vous trouverez comment la tragédie est devenue plus qu’un spectacle.
TEXT BY MARTINE MILLON AVEC JEAN-PIERRE VERNANT

Vous avez écrit : « Il ne suffit pas de noter que le tragique traduit une conscience déchirée, le sentiment des contradictions qui divisent l’homme contre lui-même ; il faut rechercher sur quel plan se situent, en Grèce, les oppositions tragiques, quel est leur contenu, dans quelles conditions elles sont venues au jour. »
Cette recherche doit se faire sur trois plans principaux où la tragédie innove de façon radicale : celui des institutions sociales, des formes d’art et de l’expérience humaine. Commençons par le premier point, c’est-à-dire l’inauguration d’un nouveau type de spectacle dans le système des fêtes de la cité : vous dites « la cite se fait théâtre ». Pourriez-vous évoquer le système des concours, en en montrant la signification sociale et politique dans le cadre de la cite grecque du Ve siècle ?
– Le premier problème est celui de la fondation des concours tragiques. Sur ce plan, on peut donner une date : vers 530 avant J.-C. Par conséquent, sous la tyrannie de Pisistrate, pour la première fois, un auteur tragique, Thespis en l’occurrence, présente ce que nous appelons une tragédie et qui n’en est peut-être d’ailleurs pas tout à fait une, pour la grande fête des Dionysies. Nous avons, en quelque sorte, la date de naissance de la tragédie comme spectacle et comme institution. Que ce soit arrivé sous Pisistrate n’est peut-être pas un hasard : c’est Pisistrate qui, pour des raisons politiques, a favorisé le culte de Dionysos – ce culte qui, à Athènes, était plus populaires, plus agraire, plus lié à la paysannerie que d’autres cultes.
D’ailleurs, le fait n’est pas seulement localisé à Athènes : il y d’autres cas, que nous connaissons. Par exemple, à Corinthe nous avons des indications selon lesquelles, sous la tyrannie de Periandre, à la fin du VIIe siècle et au début du VIe, on aurait eu des représentations de type tragique avec Arion. De la même façon, à Sicyone, on aurait eu de chœurs, qu’Hérodote appelle tragiques, qui chantaient les malheurs d’Adraste et qui furent rattachés à Dionysos justement par Clisthène, tyran de Sicyone. Nous avons donc ici une série d’indications sur la signification politique de ce type de spectacle.
Ce n’est sûrement pas un hasard si, dans les trois cas, nous avons affaire à des tyrans. Il s’agit d’une politique d’une certaine façon antiaristocratique, populaire, au sens où les tyrans, en Grèce, représentent, dans la lutte contre l’aristocratie, une des premières formes par lesquelles les petites gens, les paysans libres et, peut-être, dans une certaine mesure, les artisans, qui commencent à exister dans les milieux urbains, vont conquérir des droits égaux à ceux de l’ancienne aristocratie. Et ce sont les tyrans qui favorisent le culte de Dionysos, un Dionysos populaire – il y en a eu sans aucun doute un autre : nous savons aujourd’hui qu’il y a aussi un aspect aristocratique de Dionysos –, mais ils favorisent ce Dionysos populaire en organisant de grandes fêtes, à Athènes, comme les Dionysies urbaines, au cours desquelles auront lieu les concours tragiques à la fin du VIe siècle.
C’est sûrement au cours du Ve siècle que ces fêtes théâtrales, à Athènes, prendront leurs formes achevées de spectacle. C’est-à-dire d’une représentation où il n’y a pas seulement un auteur, comme du temps de Thespis, qui récite, et un chœur qui chante, mais où il y a véritablement un ensemble tragique de trois pièces, de trois tragédies, plus un drame satyrique, et que ces concours se déroulent au cours des Grandes Dionysies urbaines pendant trois jours, chaque jour étant occupé par un tragédien. Ils sont donc trois tragédiens en compétition. Auparavant, l’archonte, le premier citoyen d’Athènes, désigne pour chaque auteur un chorège, responsable des représentations. Il s’agit d’une magistrature comme n’importe quelle magistrature, et en même temps c’est une façon d’honorer un personnage. À ses frais, le chorège choisit des jeunes gens qui vont former les choreutes, membres du chœur, ainsi que les acteurs, qui ne sont que deux ou trois. Chaque acteur joue plusieurs personnages. Le chorège est également charge de faire répéter acteurs et choreutes. L’organisation est donc, en quelque sorte, prise en main par la cite, par un magistrat officiel qui délègue à un autre le soin de jouer sa partie dans une joute, semblable à celle des jeux ou semblable à la joute qu’est un tribunal.
Toute la population de la cité a assisté à ce spectacle. Les pauvres, non seulement ne paient pas leur place, mais ils bénéficient même d’une certaine somme, à l’époque où c’est la plèbe qui joue le rôle fondamental : on leur paie leurs journées de présence. Même les femmes, les esclaves et les étrangers sont là. Il y a aussi des représentants des autres cités, qui vont voir de quoi les poètes d’Athènes sont capables. Exactement de la même façon qu’un monument, sur l’Acropole, est aussi une façon de témoigner ce que c’est qu’Athènes en tant que cité, en tant que communauté.
Enfin, au terme de ces trois jours spectacles, il y a un tribunal qui fonctionne comme le tribunal d’Athènes : compose des représentants des différentes tribus, il va décider à qui attribuer le prix. La décision est donc l’expression du corps civique dans son ensemble. C’est pour ça qu’on peut dire qu’en instituant ce type de spectacle la cité se fait théâtre, se fait spectacle. De la même façon qu’elle s’est faite institution politique, qu’elle s’est faite tribunal. Nous avons donc, du point de vue institutionnel, ce phénomène qui est très intéressant : c’est le même type d’institution, de fonctionnement, de mentalité qui préside à la vie politique et à l’organisation de ce que nous appelons un spectacle, une représentation, un amusement. Mais ce n’est pas un amusement, et, dans ce spectacle, nous trouvons intimement liés les deux aspects qui définissent la vie politique grecque : d’une part, la prise en main par la communauté de l’organisation de tous les détails pratiques ; d’autre part, lié au plan politique, un plan religieux, puisque cela fait partie des Dionysies urbaines. D’ailleurs, dans le théâtre, au centre des spectateurs, se trouve le fauteuil du prêtre de Dionysos qui préside au spectacle, tandis qu’au centre de l’orchestra – l’espace circulaire réservé au chœur, situé plus bas que la scène où jouent les acteurs – se trouve l’autel Dionysos autour duquel évolue le chœur. Tout le spectacle est, en quelque sorte, centré autour de l’autel.
Pour vous la tragédie grecque est donc essentiellement l’expression de la pensée sociale, politique, religieuse de l’époque ?
– Elle en est un aspect. L’aspect spectaculaire et littéraire, la face théâtrale que la cité prend pour s’exprimer devant les citoyens.
Elle reflète aussi la pensée juridique en train de s’élaborer…
– Bien sûr. Ce lien étroit qui existe dans le fonctionnement de l’institution théâtrale avec le politique mêlé à du religieux nous oblige à ne pas considérer ce spectacle comme un divertissement, mais comme un des moyens qu’un groupe humain a mis en place pour s’exprimer lui-même devant les autres. De la même façon que les institutions politiques, c’est la façon dont le groupe a, à un moment donné, essayé de traduire dans des pratiques, dans des faits, la notion qu’il se faisait du pouvoir et de la répartition du pouvoir a l’intérieur de ce groupe lui-même.
Le problème est : d’où vient ce discours théâtral ? A qui s’adresse-t-il ? Comment fonctionne-t-il et à quoi sert-il ? Je suis d’autant plus obligé de me poser ces questions qu’il y a tout de suite un premier paradoxe. On peut dire que la quasi-totalité des tragédies prend pour matière cela même que la poésie épique avait exposé : les légendes des héros. Ce que raconte l’Iliade, et tout le cycle épique, les légendes thébaines, etc. Homère et les autres cycles épiques que tous les enfants apprennent par cœur, c’est cette tradition orale que la tragédie prend pour sujet. Les tragédies ne parlent pas du présent des cités. A l’époque, au Ve siècle, Athènes s’est illustrée par sa lutte contre le régime tyrannique, celui de Pisistrate et de ses fils. Il y a même eu des jeunes gens chantés par les poètes, statufiés comme des héros de la lutte pour la démocratie parce qu’ils sont morts en ayant voulu assassiner un de fils de Pisistrate. La tragédie pourrait être cela, quasi historique. Elle aurait pu chanter les guerres médiques. Or, en dehors des Perses d’Eschyle, il n’y a rien.
Pourquoi ce besoin d’articuler le présent au passé ?
– Toute l’affaire est là. Il y a un exemple tout à fait frappant. Il y a eu une tragédie, qui a été jouée tout à fait au début du Ve siècle, qui racontait la chute de Milet. Comment les gens de Milet ont dû céder devant les Perses. Les Milésiens sont des Ioniens soutenus par les Athéniens Cette tragédie racontait donc un malheur contemporain. Il est très intéressant de voir la réaction des gens. Nous la connaissons par Hérodote : les spectateurs furent bouleversés par ce spectacle Ils se sont mis à pleurer, les femmes à s’arracher les cheveux, et alors, le tribunal, au lieu de donner le prix à l’auteur, lui a donné une énorme amende, manifestant que la fonction de la tragédie n’était pas cela : cela, c’est aux historiens qu’il revient de la raconter, ce passé tout proche, ces événements contemporains. Ils doivent être racontés sur un autre mode que le mode tragique. Le mode tragique est un mode pathétique qui pose des questions sur l’homme, qui s’interroge – mais pas sur les événements contemporains.
…Aristote distinguait l’histoire qui parle de l’anecdotique et la poésie qui parle du général…
– … la poésie doit expliquer ce qui est essentiel. Il ne faut donc pas raconter des histoires comme ça, des histoires qui bouleversent les gens. C’est comme si on leur racontait leurs propres malheurs sur un mode tellement pathétique que ça les paralyse. Ça n’est pas ça, la tragédie. La tragédie, c’est de représenter des personnages plus grands que nature, des héros de l’ancien temps, des légendes que tout le monde connaît, qui, bien entendu, vont vous émouvoir, mais à la façon dont les fables qu’on raconte aux enfants les émeuvent. En même temps, ils savent que ce n’est pas vrai : Œdipe, la prise de Troie, toutes ces histoires, pour le Grec, ce sont nos images d’Épinal, provenant d’un passé très lointain.
En somme, la fiction est posée au départ dans la tragédie ; c’est un fait très important. La tragédie raconte un passé périmé. Il y a une distance qui est donnée d’emblée par le thème lui-même, distance par rapport aux événements, distances par rapport aux personnages qui sont les héros, les rois d’autrefois. Et ces rois sont représentés comme des gens dont les conduites, les systèmes de valeur ne sont plus exactement ceux d’aujourd’hui. Leurs conduites obéissent à la morale de l’honneur que chante l’épopée – non à la morale civique. Mais, en même temps, c’est ce passé qui pour la cité et son passé – c’est dans cette époque très antérieure que la cité s’enracine, qu’elle a construit sa conception de l’homme, de la morale, des valeurs. En les repoussant, elle a rejeté ces valeurs aristocratiques, cette idée d’une fatalité qui pèse sur les grandes familles, d’une faute qui possède les individus, d’un crime qui est en même temps une folie et qui fait que, au fond, celui qui est coupable est, en même temps, une pauvre victime.
Tout cela, c’est le passé. On le met en scène, mais c’est un passé, et c’est ça, je crois, le ressort de la tragédie : c’est un passé qui continue à faire problème. C’est-à-dire que la cité, dans cette période du Ve siècle où elle constitue à Athènes ses institutions proprement démocratiques, où il y a un effort, chez les rhéteurs, chez les orateurs, chez les sophistes, pour définir théoriquement le système de pensée, la mentalité qui est liée à cette conception de la vie collective, la cité, alors, essaie d’élaborer ce qu’on pourrait appeler la mentalité nouvelle : la pensée politique et civique.
Et, pour l’élaborer, il faut la confronter avec ce dont elle est sortie et ce qu’elle rejette. En quelque sorte, c’est le ventre de sa mère : il faut savoir le repousser et en même temps savoir qu’on en vient. C’est donc dans cette espèce de débat entre ce que j’ai appelé le passé du mythe, le passé des récits épiques, des grandes légendes héroïques, et le présent des institutions politiques que la tragédie se constitue. C’est ça l’espace, le lieu où s’insère pour poser des problèmes, pour qu’on s’interroge sur le passé et sur le présent dans cette confrontation du passé et du présent.
Elle se constitue en même qu’elle constitue la nouvelle pensée : la tragédie ne décrit pas quelque chose qui existe déjà ?
– Il y a une polysémie dans ce que toute œuvre d’art, qui fait partie d’un genre littéraire neuf, doit refléter. Il n’y a pas du tout une pensée politique qui est faite et que la tragédie exprime : il y a une qui se fait, qui se cherche et qui s’exprime, par exemple, chez les orateurs et chez les sophistes en répondant, d’une certaine façon, à ce qui est leur objectif. Les sophistes font des discours pour montrer comment fonctionne un discours, comment on peut plaider telle ou telle cause. Ou bien ils s’interrogent sur des problèmes philosophiques. Mais la tragédie, elle, ne fait pas ça. Elle est un spectacle. Alors, elle se construit en prenant en compte cette problématique de la pensée civique qui se cherche, mais elle la pose en des termes qui lui sont propres. Ces hommes que sont Agamemnon, Achille, si je prends leurs histoires, quel est le sens que nous pouvons leur donner aujourd’hui, quels problèmes nous nous posons, aujourd’hui, sur ces gens, lorsque nous confrontons les événements et leur biographie, si j’ose dire, avec la façon même dont nous concevons les rapports des gens entre eux, dont nous concevons la faute, dont nous concevons les rapports des hommes et des dieux, c’est comme ça que procède la tragédie.
En ce sens, j’ai dit, et c’est un point auquel je tiens : « Il n’y pas de tragique dans la société athénienne, il y a du tragique dans la tragédie. » La tragédie est un genre littéraire qui crée le tragique : une fois que la tragédie fonctionne, alors on peut dire qu’il y a un homme tragique. Pour qu’il puisse y avoir tragédie, il faut un certain nombre de conditions mais ces conditions doivent être prise en compte par des poètes, par des spectacles, par un genre qui leur donnent ce faciès particulier que la tragédie a su leur façonner. En dehors de ça, il n’y pas de tragique.
Peut-on, dès lors, voir la tragédie comme le premier genre littéraire qui montre l’homme au carrefour de l’action, en situation d’agir – ce qui n’existe pas dans l’épopée ?
– C’est, en effet, un de ses aspects fondamentaux. D’où le choix des légendes de héros, de gens exceptionnels : ils ont le « tempérament héroïque », tailles tout d’une pièce, ils vont jusqu’au bout, ils s’engagent et, ensuite, ils ne reculent plus. La tragédie prend ces gens-là et, chaque fois, elle les montre affrontés à une décision qui engage tout l’avenir et les engage eux-mêmes entiers.
Et cette décision a en même temps un aspect juridique ou politique : l’action va-t-elle aboutir au crime ou au salut pour le héros et pour toute la communauté ? Par exemple : dans l’Orestie d’Eschyle, dès le début, c’est de cela qu’il s’agit : est-ce que ça va être de nouveau la catastrophe ?, dit le chœur, est-ce que ça va être le salut ? Et le chœur est présenté comme ballotte entre l’angoisse et l’espoir, sentiments qui correspondent à ce que va faire les héros. Va-t-il aller à droite, va-t-il aller à gauche ? C’est l’homme au carrefour : au carrefour de la décision.
Cette façon de traiter l’action reflète-t-elle en partie la responsabilité naissante du citoyen athénien ?
– Sans aucun doute. La part de la divination, des procédés oraculaires, tend à reculer. Elle continue à jouer un rôle, surtout en matière religieuse. Mais les décisions fondamentales : va-t-on la paix ? Va-t-on faire la guerre ? Est-ce qu’on envoie une expédition pour fonder une colonie ? Qu’est-ce qu’on fait dans tel cas du point de vue de telle décision politique ? Ça, ça se règle au terme de débats qui sont des débats de type rationnel. Les gens opposent arguments à arguments, et on décide, on vote. Les individus ont le sentiment que la vie collective est, dans une très large mesure, décidée en commun, après délibération et choix. C’est le premier point.
Il y a eu un deuxième. C’est que les transformations des structures sociales, de la famille, la fondation même de la cite comme unité qui dépasse les groupes familiaux, aboutissent au fait que c’est la cite, le tribunal, qui va désormais réglementer la vengeance. Avant la fondation du tribunal, avant Dracon, qu’est-ce qui se passe quand quelqu’un a été tue ? Il y a obligation de vengeance pour les membres de la famille a l’égard de celui qui a commis le meurtre. Le sang appelle le sang. Avec la cité, c’est fini. Il y a un tribunal. Alors, l’accusé et l’accusateur sont face à face. Ils exposent leurs arguments. On pèse le pour et le contre. On essaie de voir la nature de la faute. Si le crime a été commis de plein gré ou si simplement, au cours d’une rixe, quelqu’un l’ayant attaqué, il s’est défendu.
On commence à établir la responsabilité de l’individu…
– …On commence à établir ce qu’on nous appelle la responsabilité, qui est plus ou moins ça en Grèce, mais qui est en fait le commencement de la distinction de plusieurs types de fautes, en particulier de deux grandes catégories : la faute commise de plein gré, en connaissance de cause, et la faute commise malgré soi. Ce sont des catégories qui nous paraissent très vagues, mais elles existent et, par conséquent, les poètes tragiques sont, sur ce plan, non seulement amenés 1) à présenter des héros d’un ancien temps, 2) à les situer au carrefour d’une décision, c’est-à-dire à faire apparaître, dans un texte littéraire, des hommes comme agents humains, avec, en arrière-plan, le problème de leur responsabilité, mais 3) la tragédie ne peut pas se poser, à sa façon, le même problème que les tribunaux, à la même époque, se posent : quel est le rapport d’un homme avec l’acte qu’il a accompli ?
Est-ce que ce rapport est le même suivant qu’il en avait compris les conditions, qu’il a agi en connaissance de cause ou qu’il a agi aveuglé par une passion, ou en état de légitime défense, ou dans l’ignorance totale de la personne qu’il a tuée ? Il peut avoir tué quelqu’un en croyant qu’il le soignait. Il a une bouteille : il croit que c’est un médicament, il le verse, c’est du poison. Est-ce qu’il est coupable ? Est-ce qu’il est souillé ? Est-ce que la vengeance doit s’appliquer ? Est-ce qu’il faut le chasser de la cité ? Ou pas ?
Il s’élabore une nouvelle façon de considérer la nécessité divine…
– Sauf que la tragédie, dans la mesure où elle ne pose pas ce problème de l’agent humain ou de la responsabilité humaine dans les termes de la technique juridique, se prive d’une relative facilitée : en droit, les cas sont classés, alors on argumente pour prouver que la faute tombe dans tel ou tel registre. La tragédie n’a pas une telle possibilité parce que, justement, elle traite de héros qui ont commis des crimes absolument épouvantables et que le problème qu’elle pose n’est pas : est-ce que juridiquement il est condamnable ? Et même lorsqu’elle pose ce problème-là, dans l’Orestie et surtout dans la dernière pièce, les Euménides, en réalité il s’agit de tout autre chose. Ce n’est pas : dans tels cas, qu’est-ce que je peux plaider au tribunal ? Mais c’est : quel est le rapport de l’homme avec de tels actes ? Quelle est la part des dieux dans la manière dont les hommes agissent ?
Quelle est, dans ce qu’on appelle la faute, la part qui est due à l’individu, qu’il peut assumer totalement, la part qui est due à sa famille, à une sorte d’écrasante culpabilité ? Est-ce qu’un homme est coupable parce qu’il a commis une faute, ou bien : s’il a commis une faute, c’est qu’il était, en quelque sorte, coupable de naissance ? Est-ce que la culpabilité est le produit des décisions et des actes des individus ou est-ce que la culpabilité est une malédiction qui pèse sur certains d’entre nous et peut-être sur tous, qui est justifiée du point de vue divin, mais absolument incompréhensible ? Et qui fait que, quoi que l’homme fasse, s’il a choisi cela, il sera de toute façon coupable et s’il a choisi autre chose, il sera coupable aussi : les dieux s’amusent à emmêler les chemins. De toute façon, c’est joue d’avance. C’est ça, le problème que pose la tragédie. C’est là-dessus qu’elle s’interroge.
Ce que j’appelle la culpabilité, c’est aussi ce qu’on appelle la fatalité divine : qu’un homme est coupable. Que la culpabilité fait partie, en quelque sorte, de lui comme ses poumons ou son foie, c’est dire que la divinité est en lui. Ce que disent les Grecs – et le vocabulaire l’exprime. Ce qu’on appelle Erinus, ce qu’on appelle até, c’est cette puissance de folie, de criminalité qui investit les individus du dedans, qui les constituent. On fait de cela.
Dans cette immanence de la culpabilité de l’homme, on ne retrouve pas Freud ?
– Si on est « freudien », on retrouve Freud. Mais ça n’est pas ce que disent les Grecs. Pour eux, c’est clair, c’est lié à des pratiques qui ont existé à un moment donné. Par exemple, dans la mesure où le droit n’est pas encore fondé, dans le système de ce qu’on appelle la vengeance privée, qui est le système des personnages mis en scène par la tragédie, si quelqu’un tue un homme par erreur ou indépendamment de sa volonté, il est impur, il est souillé, il est coupable, et la vengeance doit s’exercer : il doit être chasse, indépendamment des conditions concrètes de sa psychologie. C’est ça la culpabilité – cette idée que, du moment que le sang a coulé ou du moment qu’un interdit n’a pas été observé, il y a une souillure qui a été endossée, et cette souillure est comme une chose matérielle sur vous, en vous ; quel que soit votre mérite, vous la portez et vous ne pouvez purger cette souillure que par une procédure religieuse. Voilà à quoi la tragédie fait allusion.
A propos d’Œdipe, vous avez dit : c’est moins l’agent qui explique l’acte que l’acte qui revient sur l’agent et le découvre à ses propres yeux. Pourriez-vous parler de cette ambivalence du tragique ?
– L’analyse que j’ai proposée vise à montrer que toute apparition d’un genre littéraire nouveau, toute véritable invention dans le domaine de la création esthétique joue sur plusieurs plans. Elle est toujours reliée à des conditions historiques et sociales. L’apparition du roman, en Europe occidentale, est liée à toute une série de développements historiques ; elle est liée au dégagement de l’individu, a l’apparition de quelque chose de neuf : l’individu, un atome qui a des relations avec autrui, ce qui est tout à fait nouveau. Mais le roman est en même temps une façon d’exprimer et de fabriquer la conscience personnelle que l’individu se fait de lui et les problèmes des rapports de la personne singulière, individuelle, autonome, originale avec les autres.
C’est la même chose pour la tragédie. Comme genre littéraire, elle montre le moment où le problème de l’homme comme agent surgit. Problème de l’homme avec ses actes : du moment que c’est un problème, c’est que ça n’est pas réglé, et ça ne l’est pas non plus dans le droit grec. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans un article technique que j’ai intitulé : « Ébauches de la volonté ». Ce sont des ébauches, ça ne pouvait pas être autre chose : c’est pour cela que cela se manifeste dans la tragédie. Si c’était dans un traité juridique ou dans un traité philosophique, ça serait beaucoup moins problématique, et par conséquent moins bien dessiné.
Mais justement, c’est dans la tragédie que ça se manifeste sous forme de problème : la volonté n’est pas encore véritablement dégagée, il n’y a pas du tout de notion de libre arbitre : il n’y a pas non plus de notion d’autonomie de l’homme ; pas de notion de volontaire. Tout ça n’existe pas. Il y a une tension spirituelle chez les Grecs sur le problème de faute entre ce que la religion et ce que la vie sociale, politique et surtout ce que le droit commence à élaborer, et c’est dans cet intervalle que la tragédie s’interroge. Elle va montrer qu’effectivement le héros est toujours en même temps celui qui a personnellement choisi, qui s’est engagé dans des actes correspondant à ce qu’il est – la volonté d’Œdipe elle lui appartient et le constituent – et qu’en même temps les dieux ont tout préparé, de sorte que l’homme a été simplement poussé, traversé de puissances divines, et qu’il n’a rien compris à ce qu’il faisait.
Et au moment où Œdipe est là en train de raisonner, on peut dire qu’il y a là un aspect freudien : il est en train de discuter, de dire : je raisonne, je ne me laisse pas emballer ; la divination, j’en fais la part, est-ce que c’est raisonnable, est-ce que ça ne l’est pas ? Et pendant qu’il raisonne ainsi avec clairvoyance, il est complément aveugle, parce que, par-derrière, il y a des forces qui la dépassent et qui s’amusent à le manœuvrer. L’acte est toujours à la fois le produit de tous les mécanismes intellectuels de la personne, du caractère, du tempérament de l’agent, et le produit de toutes ces qui agissent à travers lui. C’est l’un et l’autre. C’est l’interférence.
Une mentalité qui concevrait l’acte humain comme complètement autonome rejetterait la tragédie ?
– Absolument. C’est ce qui s’est passé pendant longtemps (jusqu’à une période extrêmement récente) quand l’ensemble de la production littéraire a été centré sur cette notion de l’individu-personne. Il y a eu le roman, ensuite les confessions, les mémoires, le journal intime : toutes choses impossibles dans le monde grec. Dans la tragédie, l’individu n’existe pas comme intériorité, comme individu absolument original et comme substrat de tous les rapports sociaux.
Et cette notion si fortement marquée, après Kant, que l’homme définit par sa volonté, par sa capacité de choisir, par sa liberté (Descartes) – tout cela rend le tragique difficile à concevoir dans la mesure où, chez les Grecs, il n’y a pas, dans la tragédie, un homme qui serait pensable comme volonté délibérée, et il n’y a pas non plus un destin qui se ferait tout seul. On ne peut poser l’un sans l’autre. Œdipe, tel qu’on l’a défini, fait partie du cosmos, et ce sont les forces qui sont en jeu dans le cosmos qui expliquent Œdipe. Peut-être qu’il peut y avoir maintenant un retour au tragique qui se manifeste dans le théâtre du type Beckett, dans un tragique qui est en même temps l’absurde…
D’après vous, Beckett, c’est tragique ?
Ah, pas du tout ! Je dis : peut-être. On l’a soutenu. Jean-Marie Domenach, entre autres. Moi, je pense que non. Je veux simplement dire que, si on veut déclarer qu’il y a un tragique aujourd’hui, il faut que ce soit à l’intérieur d’un système où ce qui était l’arête, l’épine dorsale de l’individu humain à travers toute la tradition occidentale des trois derniers siècles a disparu.
Ce tragique moderne, selon moi, ça n’est pas du tragique. Mais je constate qu’on a été obligé de le retrouver là. A mes yeux, lorsqu’on a un système religieux monothéiste, c’est-à-dire qu’il y a, au moins en droit, un aspect du cosmos, un aspect de l’homme en conflit avec un autre aspect. Donc la division, la tension, les oppositions existent dans le monde divin comme dans le monde humain, et c’est polythéisme…
Dans la tragédie grecque. Mais il y a une tragédie racinienne qui est dans le cadre du monothéisme ?
– Est-ce que c’est vraiment de la tragédie ? Je pense que, si on admet que la tragédie est, comme l’a dit Hegel, une conscience déchirée – l’homme problématique – Racine, ça n’est pas vraiment cela : la tragédie n’est pas un genre littéraire qui indique des solutions, des attitudes, qui dessine une nature humaine, une forme de l’individu, c’est un genre qui est fondamentalement problématique. La tragédie grecque este liée à un système polythéiste où il y a aussi une problématique divine fondamentale entre les anciens dieux et les nouveaux dieux.
Chaque aspect de l’existence humaine correspond à un sacre particulier. Dans Hippolyte d’Euripide, il y a à la fois Aphrodite et Artémis. La pureté (Artémis) est une valeur, mais Aphrodite aussi en est une. Et on ne peut pas être tout entier du côté d’Artémis sans faire offense à Aphrodite, et donc payer. Parce que l’homme est devant des valeurs qui sont toutes sacrées et divines et cependant se combattent, il faut qu’il les assume toutes, il ne peut se mettre franchement d’un côté, parce qu’alors il y a mutilation et alors les dieux se vengent. C’est comme les oppositions entre Apollon et les Erynies…
L’intégration des Erynies à la fin de l’Orestie signifie-t-elle une intégration de la violence, de la nature, dans la cite ? Est-ce l’intégration de l’opposition nature–culture ?
– Il y a un aspect d’opposition non pas nature–culture, parce que ce n’est pas exactement en ces termes que ça se pose pour les Grecs, mais sauvagerie primordiale et monde policé. C’est une des oppositions, il y a en a beaucoup d’autres : l’ancien et le nouveau, la femme et l’homme, la consanguinité et les rapports contractuels – c’est tout cela qu’il y a derrière l’opposition des Erynies et d’Apollon, la nuit et le jour, le souterrain et le céleste, le bas et le haut…
Les freudiens pourraient y voir une image de l’opposition inconscient–conscient…
– Oui, mais… les Grecs ne disent pas ça. Eux, ils parlent de l’opposition consanguinité–rapports naturels (animaux) et mariage–rapports contractuels. Agamemnon, ce n’est pas seulement l’homme, c’est le mari, le roi, tandis que Clytemnestre est simplement le ventre, l’épouse…
Cet entretient est apparu dans Travail Théâtral n° 30 en 1978. Nous publions ici le texte en deux parties, en voici la première.